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Le petit Schindler
Publié le 1er mai 2016
De ces objets amis qu’on rencontre dans la vie, avec lesquels on se sent bien, on fait un bout de chemin ensemble, et puis on se sépare parce que la vie c’est comme ça.
Je rêvais d’un piano chez elle aussi, pour quand j’y suis les week-ends et vacances, mais pas de sous pour ça, et ne voulais pas d’un piano chinois d’entrée de gamme qui fait juste cling-cling (un Pleyel Modèle 3 à la maison, ça rend snob). Elle était d’accord, mais seulement pour un droit et à condition qu’il ne soit pas cher et s’accorde avec ses peu nombreux mais jolis meubles de famille — donc pas un truc noir brillant.
Trouvé sur le Bon coin un Schindler de 1924 dans son jus mais en état de jeu si on n’est pas trop exigeant, payé moins cher qu’un chinois d’occasion mais sans doute trop quand même sachant que c’est le genre d’instrument qui se vend comme un cercueil à deux places. Mais un si joli meuble Art nouveau, un toucher moelleux, une sonorité ronde et douce, la mécanique un peu cliquetante mais il nous faisait les yeux doux comme un chien de la SPA, on ne pouvait pas le laisser dans son box de parking souterrain. « Je l’ai récupéré sur une vente de piano à queue, nous a dit le vendeur, ces pianos personne n’en veut mais ils ne méritent pas la casse. »
Schindler était une vieille marque française, pas célèbre comme Pleyel ou Érard ou Gaveau, mais Ravel leur faisait de la pub. L’usine a fermé dans les années 60 suite à un incendie, le nom a été racheté par des Allemands qui produisent à nouveau des pianos sous cette marque.
J’avais poncé amoureusement les marteaux, repeint le support de mécanique, changé et réglé les mouches de clavier (vous ne savez pas ce que c’est, moi non plus, avant de les changer), et projetais de réaliser enfin avec lui mon rêve de devenir restaurateur de pianos amateur. Du coup la Plus belle fille du monde s’est mis en tête d’apprendre aussi le piano, et tombée amoureuse de lui aussi.
Et puis arrive dans la famille, ce qui arrive dans toutes les familles où il y a un piano à queue : vient un jour où il faut se défaire du piano dont personne ne joue plus, et qui prend de la place. Personne n’en veut mais on le connaît depuis toujours, on ne voudrait pas le voir partir sur LBC, à la salle des ventes ou dans le lot pour Emmaüs, on préfère le donner au seul qui pianote un peu dans la famille. En l’occurrence, nous.
Il n’y a pas photo entre le nouveau et l’ancien, mais pas de place non plus pour deux pianos dans le deux pièces à Paris. Donc direction la sortie pour le vieux petit Schindler. Par chance on lui trouve à lui aussi une nouvelle famille d’accueil, des amis.
N’empêche, c’était loin d’être un Steinway, on ne l’aura gardé que quelques mois mais on l’aimait bien, notre petit piano. Je n’avais pas eu ce genre de scrupules en revendant mon grand Coréen noir brillant clinquant, ou quand ma mère avait quasiment donné mon tout premier piano Polonais. Celui-là était différent, on s’attache à ces trucs, c’est bêtement sentimental, mais que voulez-vous.