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Le Plan d’Aou
Publié le 17 mai 2020
Il fallait habiter là, ou être flic, ou éducateur, pour traîner ses pieds dans ces quartiers. Pour la plupart des Marseillais, les quartiers nord ne sont qu’une réalité abstraite. Des lieux qui existent, mais qu’on ne connaît pas, qu’on ne connaîtra jamais. Et qu’on ne verra toujours qu’avec les « yeux » de la télé. Comme le Bronx, quoi. Avec les fantasmes qui vont avec. Et les peurs.
— Jean Claude IZZO, Chourmo
Je me souviens que notre inspecteur (à l’époque j’étais instit en classe unique dans un village de l’Aveyron, avec 9 élèves) nous avait proposé de passer une journée dans une école aux antipodes de notre isolement montagnard : dans les quartiers nord de Marseille où son homologue était un copain à lui. Les rats des champs visitant les rats des villes, en quelque sorte.
Je n’étais jamais venu à Marseille, et avais vu seulement quelques fois la Méditerranée. Le car nous avait déposés au Plan d’Aou au milieu des barres HLM en attente de démolition, aux ouvertures murées ; il y avait des restes de voitures calcinées dans les rues. Décor incroyable pour nous ; le chef nous avait dit que cette cité c’était un peu l’enfer des enfers pour les collègues de Marseille, comme le phare d’Armen l’était encore pour les gardiens de phare en Bretagne (à l’époque j’hésitais encore à changer de métier pour celui-là, bien inspiré de ne pas l’avoir fait). C’est pas qu’il n’y en avait pas aussi, de la misère et des violences sur l’Aubrac où on bossait. [1] Mais là-haut ça restait planqué derrière le granite gris des maisons, et sous la neige l’hiver — ici en descendant du car elle te pétait à la gueule la misère sociale. En plein soleil.
On avait été chaleureusement accueillis par les jeunes collègues de l’école maternelle, qui nous avaient expliqué qu’ils avaient demandé à quatre ou cinq copains en sortant de formation cette école dont personne ne voulait, à la condition de rester ensemble. Ils s’y investissaient et y étaient respectés, comme ils respectaient les gens. Cette école blanche et propre au milieu des bâtiments taggués, les jeunes enseignants polis et souriants, c’était le seul truc qui fonctionnait dans la cité et le seul repère social pour beaucoup ; et surtout le moyen pour les famille de nourrir leurs mômes correctement et sans doute gratuitement. À l’intérieur ça fonctionnait comme une maternelle de ville classique, sauf que les prénoms et la couleur de peau n’étaient pas les mêmes que dans nos écoles à nous et ça nous surprenait un peu (à Paris 30 ans plus tard choses qui n’étonnent plus). On était béats d’admiration pour eux, qui ne se prenaient pas pour des héros pour autant — des jeunes instits de mon âge, 25, 27 ans, qui aimaient leur métier et leurs gosses, et avaient juste le sentiment d’être utiles aux familles.
Leur problème à eux, ce n’était pas tant la violence à l’extérieur, que l’école elle-même. Elle était pourtant jolie, fonctionnelle, de plein-pied. Bien plus moderne et mieux équipée que nos écoles rurales vieillottes et leurs chiottes à la turque au fond de la cour. L’architecte avait voulu de la lumière naturelle abondante partout, y compris dans les espaces de circulation. Et pour cela, placé toute l’école sous une belle toiture en verre ; la belle idée. De fait, les enfants et les collègues étaient dans une serre inchauffable l’hiver et surtout étouffante l’été, quand toute l’architecture provençale cherche au contraire à se préserver du soleil et conserver l’ombre et la fraîcheur. Aux beaux jours ça montait facile à cinquante degrés dans toute l’école. [2]
Mais ce qui m’avait le plus scotché, et je ne pouvais pas en décrocher mon regard, c’est qu’en bordure du plateau, au bout d’un terrain vague et derrière des barbelés, tu avais un à-pic et une vue absolument sidérante sur Marseille et la Mer, d’un bleu qu’on ne connaît pas sur notre Atlantique. Et dans une lumière d’une violence et d’une fulgurance inouïes.
[1] L’année précédente une petite fille était arrivée à l’école voisine à trois ou quatre ans, avec pour tout langage coot-coot-coot-codec. À la collègue qui s’en étonnait, le papa avait expliqué qu’elle passait ses journées à jouer dans la cour avec les poules et qu’« avant cet âge un enfant ça ne parle pas, alors c’est pas la peine de lui parler ». Le mari d’une autre collègue, gendarme de son état, m’avait aussi évoqué à demi-mots l’affaire d’un bébé mort, trouvé dans un sac poubelle au bord d’un lac, un an ou deux avant.