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Statue en sous-sol
Publié le 15 octobre 2023
Assez paradoxal de mettre dans la série « Je me souviens » une image dont on n’a absolument en premier abord aucun souvenir, qui n’évoque rien, et dont on ne retrouve pas où, ni quand on l’a faite.
Pendant une dizaine d’années — nos années Bretagne — j’ai délaissé la photo, qui ne m’intéressait plus. Et j’ai de cette période un stock de films développés, mis en pochettes et c’est tout : pas de planche-contact, ni datés, ni localisés, ni légendés.
Sur le même film : une 2cv immatriculée 35, deux autres photos de statues, et d’une exposition de photos — des nus assez vulgaires tirés en très grand format, plus c’est gros, mieux ça passe. Apparemment dans un musée, une école, il y a une cour intérieure avec des arbres. Puis des paysages de Quiberon sans intérêt.
Quelques pochettes plus loin, des photos que je reconnais : je les avais faites lors d’un stage de photo à Rennes, l’année suivant notre arrivée en Bretagne, je l’avais oublié. Il se tenait où, ce stage, au fait ? Pourquoi pas à l’école des Beaux-Arts, après tout, puisqu’il y avait un labo ? À tout hasard, je tape "beaux-arts rennes" et bingo, je reconnais, c’était bien l’école des Beaux-Arts.
Et pour le coup, me revient, et ça je m’en souviens très bien, pourquoi j’avais arrêté de faire de la photo : le directeur du stage était un éminent critique de photographie et enseignant à l’École nationale de la photographie à Arles, qui ne quittait jamais son Leica (en une semaine je ne l’ai pas vu prendre une seule photo avec). Il avait regardé mon portfolio (des beaux tirages virés au sélénium, j’en étais très fier) et dit que oui, les tirages, ça allait. Mais que des photos nettes et bien cadrées comme je m’appliquais à en faire, c’était ringard, personne ne faisait plus ça. Qu’il fallait que je « casse mon regard » en faisant désormais mes photos à bout de bras, sans régler l’appareil et en tournant la tête de l’autre côté.
En élève discipliné, j’avais fait de cette manière-là trois rouleaux de diapos, qui auraient pu évidemment être signées Boronali ; il s’était extasié sur le résultat, et ça m’avait énervé. Le sentiment d’être pris pour un plouc breton neuneu, par un connard de pseudo intellectuel parisien leicaïste (la pire espèce). Je suis rentré à la maison avec la rage, mis les diapos à la poubelle, vendu l’Hasselblad, et mis le Nikon tout en haut du placard, d’où il n’est quasiment plus sorti pendant des années. À la place je suis devenu pompier volontaire — mais c’est une autre histoire.
Avec le recul, je pense qu’il avait pourtant raison sur le constat : en scannant mes vieux films, je me rends compte que je tournais en rond avec toujours les mêmes images, sur le même thème de paysages romantiques manquant de vie. Du sous-Sieff constipé, à répétition ; et durant toutes ces années j’étais passé à côté de la vraie vie, au moins sur le plan photographique (la photo de famille, c’est pas mon truc, je suis un artisse moâ, il me faut des arbres, des ruines, des cimetières). Il faisait son taf en voulant m’aider à progresser. Mais je comprends seulement aujourd’hui, que l’histoire des diapos à bout de bras c’était juste un électrochoc, une thérapie temporaire pour prendre conscience que l’on pouvait faire autrement que le focus parfait et la règle des tiers comme je les avais appris dans Chasseur d’Images. Son erreur, au pédagogue leicaman parisien, ayant été de ne pas bien l’expliquer au petit breton neuneu, et surtout de s’extasier sur les images débiles obtenues par ce moyen, quand c’était positivement, objectivement, et pour filer la métaphore médicale : le résultat d’un clystère, qu’il semblait renifler avec délices.
Bon, mais ça ne résout quand même pas la question : qu’est-ce que je foutais dans le sous-sol de l’école des Beaux-Arts ?