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Mel Bonis

Publié le 24 septembre 2019

Je venais comme à mon habitude de saluer Pierre Barouh quand mon attention a été attirée par un A4 plastifié, accroché par une ficelle sur une sépulture de l’autre côté de l’allée.

En approchant, un portrait de jeune femme, et ces mots « Mel Bonis, (1858-1937) / Compositrice »

Le cimetière de Montmartre compte pas mal de compositeurs parmi ses résidents (de mémoire, Fernando Sor, les sœurs Boulanger, Berlioz, Offenbach, Henri Sauguet, et puis Joseph Kosma, Fred Chichin, Michel Berger aussi) mais je n’avais jamais entendu parler de cette Mel Bonis. J’ai pris une photo avec le Nikon, puis le téléphone pour ne pas oublier le nom, et chercher à la maison, en me disant avec un peu de présomption que si elle n’était pas plus connue que ça (comprenez : d’un gars qui s’intéresse un peu à la musique) c’est qu’il s’agissait sans doute d’une musicienne amatrice de salon, aux compositions gentillettes dans l’air du temps — et pas sûr qu’Internet en sache beaucoup plus.

Triple erreur :

 parce qu’Internet connaît Mel Bonis bien mieux que je ne le pensais, musique et biographie ;
 ensuite parce qu’il saute aux oreilles dès la première écoute que la musique de Mel Bonis, classique et souvent mélancolique, est délicate, profonde et raffinée, dans la veine de celle de Fauré, ou de Franck, et n’a rien à envier à celle de nombre de ces compositeurs de seconde magnitude en regard du génie de Debussy et Ravel, mais au métier indiscutable et qui ont un peu mieux résisté à l’oubli (Hahn, Canteloube, Séverac...)

 

 


 Et puis, parce que la vie de cette femme est un roman, et que son manque de notoriété est tout entier dû à la quasi-impossibilité pour une femme de son époque d’être reconnue en temps qu’artiste, quand le seul destin socialement possible pour une jeune fille c’était le mariage et les enfants (on pense à Fanny Mendelssohn, et évidemment Camille Claudel née six ans plus tard).

Née Mélanie Bonis dans une famille modeste, douée pour la musique ; parcours sans faute au Conservatoire, condisciple de Debussy et « la meilleure de la classe, mais la peur la paralyse » selon leur professeur Bazille. Elle y tombe amoureuse d’un camarade chanteur lyrique. Mais pas question pour les parents que leur fille fasse de la musique un métier, ni qu’elle épouse un saltimbanque : démission forcée du Conservatoire, et mariage arrangé à 25 ans avec un homme qui en a le double, déjà veuf deux fois et père de cinq enfants. Mais riche : industriel aux affaires florissantes, hôtel particulier, maison de campagne et villa à Étretat. Pas un Barbe-Bleue cependant ; plutôt vert et pas méchant homme, le dénommé Albert Domange. Mais amour, carrière musicale, rêves de bonheur brisés pour Mélanie. Combien de jeunes filles dans ce cas, musiciennes ou pas ?

Elle recommencera cependant à composer quelques années plus tard, et même faire éditer sa musique, sous le pseudonyme de Mel (pour Mélanie) Bonis, afin d’entretenir l’ambiguïté sur son genre : parce que de la musique écrite par une femme ne pouvait être considérée que comme inférieure à celle d’un homme, et qu’il n’eût pas été convenable que Madame Albert Domange, épouse et mère exemplaire qui tenait si bien son ménage dans le bel hôtel particulier du Parc Monceau, soit connue en tant que musicienne ailleurs que dans le cadre familial.

Au contraire de l’insoumise Camille Claudel, et conditionnée dès l’enfance par la religion qu’elle ne remettra jamais en cause, elle se résigna à la vie qu’on avait décidée pour elle, malheureuse quoique hautement confortable : un oiseau triste dans une belle cage dorée.

C’est pas fini ! Mais je ne vais pas tout vous raconter non plus... Voir la page wikipedia et le site Mel Bonis maintenu par son arrière-petite-fille Christine Géliot, elle-même musicienne, et l’excellente biographie qu’elle a consacrée à son aïeule.

Je suis revenu quelques jours après avec l’Hasselblad, et deux pots de fleurs achetés 2€ chacun rue Rachel. Un pour Barouh, un pour Mel. On a parlé un peu avec un gars qui entretenait une tombe à côté et vient tous les jours prendre l’air et le silence ici, et m’a demandé si je la connaissais.

Je lui ai dit que pas vraiment, mais un peu quand même, et tout le bien que je pensais de sa musique — et la compassion pour une vie.

Cimetière de Montmartre
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