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Figure locale
Publié le 13 avril 2010
Il y a des gens qui ne passent pas inaperçus.
Avant, on avait La Gazette. Il y a aussi, comme on les appelle nous, Roméo et Juliette, un couple qu’on voit souvent sur le quai, assorti un peu comme les couples de Dubout, elle totalement édentée, toujours en jupe et gilet tricoté, chaussettes et chaussures de tennis. Il y a aussi les promeneurs de chiens, dont on fait partie, avec qui on cause parfois, de chiens tiens, de quoi d’autre parler avec ces gens qu’on ne connait pas sinon.
Il y a le gang du carrelet, cinq ou six pépères qui se retrouvent tout l’été autour d’une table de pique-nique près d’un carrelet, qui ont fait du quai leur QG comme un bistrot de plein air — je soupçonne, simplement pour être entre hommes et parler pêche, bateaux et souvenirs. Eux sont bien sympas. Figure locale je suis aussi en un sens à leurs yeux, à cause du chien toujours et qu’à nager dans la Charente en monopalme on ne passe pas non plus inaperçu de ces gens qui passent au bord du fleuve tous leurs après-midis.
Et puis il y a Arcadias. Jean-Claude, il s’appelle, mais on ne le connait pas plus que ça, et c’est un nom qu’on retient, donc quand on en parle c’est toujours Arcadias, comme si le nom de famille était le surnom, ou son seul nom. Il ressemble à José Bové.
C’est un homme discret, qui habite à l’écart un peu du bourg, connu de tous car ancien commerçant (magasins de vêtements à Tonnay et Rochefort, une grosse affaire— Arcadias habille bien on peut lire encore sur la remise de sa maison), connaissant tout le monde, et fils d’un autre Arcadias, connu universellement ici comme le peintre de Tonnay-Charente, et dont toutes les bonnes familles tonnacquoises possèdent une aquarelle ou une huile dans le salon. J’en ai vu quelques uns de ces tableaux d’Arcadias père, représentant le pont, les quais, le fleuve. Pas vraiment un Klee ou un Klimt mais un bon coup de patte, et quelqu’un qui aimait probablement son village (à l’époque, c’en était un). Il y a une rue Gaston Arcadias dans un des nouveaux lotissements. Arcadias le fils est aussi aquarelliste, et même écrivain à ses heures.
Mais ce qui fait qu’il est une figure locale ici, c’est surtout le bateau. Des bateaux, il y en a plein au club nautique : des barcasses à fond plat avec un carrelet au cul, deux ou trois vedettes hors-bord plus très jeunes (Sea Bird, ça existait déjà quand j’étais gosse), et quelques petits voiliers pêche-promenade équipés aussi pour la pêche au carrelet, qui ne hissent jamais la voile ; la Charente est bien assez difficile à naviguer au moteur, quand le courant est établi.
Mais le bateau d’Arcadias n’a rien à voir avec ça, ni même avec les gouffres à pognon en polyester qui encombrent le port de Rochefort, et ne sortent jamais en mer. Son bateau, Varna III, est un beau voilier, fin comme un oiseau, hisse et ho, entièrement en bois, et qui navigue sur la mer. Bon, pour être honnête, il est quand même le plus souvent sur son mouillage, au milieu du fleuve, avec sa petite lampe de chantier dans les haubans, qui clignote la nuit. Mais Varna III c’est un vrai bateau, un bateau qui donne envie de partir, quand on voit la voile blanche glisser sans bruit le matin, au-dessus des roseaux.
Et Arcadias est un vrai marin, qui fait de la voile sur la Charente depuis qu’il est tout gosse. À soixante et plus il fait encore du mouille-cul avec un vieux 420 sous le pont. Il aurait navigué avec Michel Malinowski à une époque (je me souviens du nom car à cette époque mon père recevait la revue Bateaux et les Cahiers du Yachting, je feuilletais aussi, c’était un type connu, avec Colas et Terlain). Enfin c’est ce qu’on dit. Il aurait fait en prenant sa retraite des mauvais placements, et perdu tout ce qu’il avait gagné dans sa vie professionnelle. Du moins c’est ce qui se dit aussi (parce que, dans un petit bourg, on se renseigne, sur les gens). Ne lui resterait que sa maison, et son bateau. Et puis aussi, une vieille 2cv camionnette pour aller de l’une à l’autre, quand il ne prend pas son vélo. De tout ça je ne suis pas certain, d’ailleurs quelle importance, mais ça fait partie de la légende du personnage, et la camionnette existe en vrai.
On ne se parle pas souvent. Il est assez discret voire bourru, et le plus souvent seul sur son bateau au milieu du fleuve. Sauf chaque année, le rituel du carénage, sur la cale où on baigne le chien ; c’est l’occasion d’échanger quelques banalités.
Mais cette année il n’a pas eu de bol : au tout début de l’été, collision en mer, de plein fouet, avec un chalutier qu’il n’a pas vu, caché par le grand génois, et qui a corné trop tard. Tout l’avant du bateau écrasé sur un bon mètre, éventré, une pitié vraiment, tout ce bois déchiré autour du trou béant, là où il y avait la belle étrave fine. Donc Varna III à quai pendant de longues semaines, et l’occasion de parler un peu, parce que ce bateau-là est dans le paysage depuis tellement de temps, comme le pont, qu’il fait partie du décor et notre vie à tous. C’est un peu le nôtre aussi de bateau.
Le bateau avait vraiment une sale gueule. Et son propriétaire-skipper aussi. Il a bossé comme un lion. Les bras en l’air ; la tête en bas ; les pieds dans la vase, tôt le matin et jusqu’à pas d’heure le soir. Scié, raboté, ajusté, cloué, collé, raboté encore, des jours et des jours, sous le pont suspendu, en plein cagnard de juillet. Et nous en passant avec le chien on voyait le bateau reprendre un peu d’étrave, l’épaisseur d’une planche de chêne à chaque fois. Je ne sais pas combien il en a mis mais beaucoup. En passant on complimentait sur l’avancement des travaux, et le soin qu’il y mettait, que dire d’autre — des encouragements quoi.
Un jour une cale du bateau a glissé, et quand la marée a descendu le bateau s’est retrouvé tout de traviole, accroché au quai comme dans le film « Liberté-Oléron ». Un peu plus la quille en porte-à-faux s’arrachait et tout le gréement avec. Heureusement il avait fait (il me l’a dit), dès l’achat du bateau, renforcer l’ancrage de la quille. Le bateau a tenu. Mais tous les jours et même la nuit pendant quelques jours, il est venu avec son vélo surveiller la baisse de marée.
En fait ça a duré presque tout l’été la réparation du Varna III. Il m’a dit à la fin, qu’au début il n’y croyait pas, et qu’il avait pensé « l’abandonner là, dans les roseaux, les gens auraient pris ce qu’ils voulaient et moi je ne serais plus revenu le voir. Parce que vous comprenez, depuis le temps, on s’est habitués ensemble, le bateau et moi, c’est pas à mon âge que je vais en changer. »
Et puis il l’a mis en peinture, refait les lattes du pont, et fin août on a vu à nouveau la voile blanche glisser au-dessus des roseaux. Il part comme ça, seul, à la semaine, autour des îles ou vers Les Sables ou l’île d’Yeu (parce qu’au sud le pertuis de Maumusson c’est un casse-bateaux, et qu’après le golfe de Gascogne il n’y a rien à voir et pas un abri avant le bassin d’Arcachon et ses passes). Il rentre le vendredi pour ne pas laisser sa femme seule le week-end. Mouillages forains parce que « les ports maintenant c’est le prix d’une nuit d’hôtel, et je n’ai qu’une petite retraite. »
Aujourd’hui c’est dimanche, Varna III est tranquille à son mouillage face au club nautique ; demain la voile blanche repassera sans doute sous le pont.
Messages
28 septembre 2008, 21:52, par christian
Malino son dernier c’est Kriter VIII je crois, je l’ai vu à la Trinité dans les années 70/80, un cigare flottant.
Et félicitations à ce brave Homme pour l’amour de son bateau, bien loin des consommations zapping !
Ca va mieux la grippe ?
Voir en ligne : http://lapossonniere.canalblog.com
7 octobre 2008, 08:01, par michèle pambrun
Magnifique portrait, Jacques.
C’est comme si nous côtoyions nous-mêmes ce marin et son voilier.
Et puis dis-lui que les truculences de la langue, c’est pour bien voir et dire les choses importantes de la vie.
3 février 2010, 15:18, par r
Varna III qui a suivi Varna II est sauf erreur le 3eme Varna qui a appartenu a François FOURNIER. Mon oncle et parrain (je m’appelle Pierre FOURNIER) dessinait lui même ses bateaux qui étaient ensuite visés et signés par F. Sergent (je crois) je n’ai malheureusement pas connu les 3, 4 et 5 mais ai eu l’occasion de monter sur Varna 6 en espagne en 1981 lors d’un voyage. A l’origine en acajou moulé plusieus plis la coque vernie et le pont en teck sentaient bon la voile pure. Concession à la course croisiere les mats et voiles avec le reste faisaient concession à la modernite.
15 mars 2010, 14:20, par peio
La série des Varna du nom d’un magnifique setter Irlandais (roux) que possédait François FOURNIER. Ce superbe chien de chasse une fois disparu a inspiré François pour nommer ses futurs Bateaux. Les "Varna" roux en acajou vernis. (Le Chien qui a succédé à Varna répondait au nom de "Jaf" en 1967 et 68)mais à cette époque je crois me souvenir que F.F ne chassait plus.
15 mars 2010, 14:25, par peio
Erreur de ma part, c’est Varna III qui était sur la table à dessin fe F.F en 1967 à côté de laquelle tronait le trophée de la semaine de la rochelle. Varna II a bien été dessiné par F.SERGENT et construit (mais bon c’est loin tout ça à la Rochelle chez Fernand Hervé...je crois me souvenir aussi que les voiles étaient des "tonnerre" en tout cas le dessin qui y figurait était un "éclair"
16 juillet 2011, 09:08, par JB
Querelle d’experts sympathique ! Merci de vos contributions, mais je ne peux pas arbitrer !