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Pompes et circonstances

Publié le 14 novembre 2019

À Bertrand Ferrier www.bertrandferrier.fr mais pas que

Une des raisons qui ont fait que je ne suis pas alllé très loin dans l’étude de l’orgue, qui est sans aucun doute l’instrument le plus fascinant qui soit, alors que j’ai toujours souffert du complexe du Capitaine Nemo (avoir à la maison, un orgue monstrueux, avec plein de claviers, et des boutons partout), c’est, comme pour beaucoup de monde, le pédalier.

Parce que vous le savez sans doute, l’orgue se joue aussi avec les pieds. C’est vachement difficile, pour le cerveau qui doit lire simultanément trois portées au lieu des deux du piano, et synchroniser deux pieds, en plus des dix doigts. Et encore, je simplifie.

Ce qui fait de l’organiste un musicien à part, une sorte de mutant ; comme disait Gotlib : le genre de type capable de replier du premier coup une carte routière (oui je sais, c’était avant le GPS) ou comprendre un horaire des chemins de fer (et quand t’es organiste en région parisienne, c’est un talent sine qua non).

N’étant pas mutant, n’ayant jamais su replier une carte routière ni comprendre un horaire des chemins de fer, j’ai renoncé à l’orgue.

Mais la fascination reste, et j’ai la chance d’avoir un pote organiste professionnel de métier, avec qui on fait de la musique de temps en temps.

Pour en revenir au pédalier, être un mutant ne suffit pas : les marches et les feintes (les touches noires et blanches, à l’intention des non-mutants) du pédalier ne sont pas larges, et tu as vite fait d’en attraper une au lieu de l’autre : il faut donc être un mutant avec des pieds de fée. Et comme ça se joue aussi bien du talon que de la pointe du pied, il te faut des chaussures ad-hoc, mille sabords, avec des bouts pointus et des talons, à la fois pour la précision et pour ne pas ramener la crotte de chien dans laquelle tu as marché sur le trottoir, dans le pédalier de l’orgue.

Il faut aussi que les pompes soient noires, parce que dans ce métier, elles sont appelées fréquemment aussi à être funèbres, et brillantes, pour les fois où le concert est retransmis sur écran géant pour pas que les gens s’endorment ou meurent de froid (je dis ça comme ça, mais en fait c’est cool, un concert d’orgue).

Mon pote Bertrand il en est tellement fier de ses pompes, qu’il mentionne le nom de son cordonnier portugais sur le programme de ses concerts (si j’ai bien compris, c’est un peu un genre de sponsoring, ou plutôt d’endorsement, comme disent les musiciens).

Bon, enfin, je parle, je parle, et j’en oublie l’essentiel : les organistes comme mon pote sont aussi des gens vachement à cheval sur les horaires de répétition. Au début, je me disais c’est le métier qui veut ça : quand tu dois assurer une messe, un mariage, un enterrement (un convoi, dans le jargon mutant), faut être à l’heure.

Mais non, pas du tout. La vraie raison, c’est qu’après une certaine heure, les belles pompes funèbres à talon, étroites, pointues, et classieuses, se transforment en vieilles baskets informes pour promener M. Chien ou courir pour être à l’heure à la messe ou le convoi quand le RER débloque. Tellement informes les baskets, que même avec l’autofocus de l’appareil le plus moderne du monde en 1988, tu peux pas les avoir nettes sur la photo.

Un organiste, finalement, il a beau être un mutant, n’est rien d’autre qu’un avatar de la pauvre Cendrillon.

Saint-André de l’Europe
Paris, novembre 2019